LE FACTEUR SONNE LES CLOCHES.
Bien entendu je m’endors… Un mort qui ronfle, ça ne doit pas manquer de pittoresque. Je m’éveille en sursaut à cause d’un bruit. Aussitôt je pige que je me suis laissé aller dans les bras de l’orfèvre et j’en ai l’échine congelée de frousse…
C’est la porte d’entrée qui vient de se refermer fortement. Moi, en roupillant, je me suis dégagé du drap. Vite, j’essaie de le remonter sur ma bouille, mais bernique… Toujours cette horde de fourmis qui me boulottent ! Mes doigts ne répondent pas… J’entends des pas dans le couloir… Ils stoppent devant la lourde de ma chambre mortuaire.
Renonçant à me couvrir, je me pétrifie, yeux clos, narines pincées, bouche entrouverte comme le veut le réalisme.
On entre… C’est Dubois et Anne-Marie… Le doc pousse une exclamation.
— Regardez ! fait-il en me désignant.
Anne-Marie ne se trouble pas pour autant car elle a pigé.
— C’est le courant d’air de la porte, souligne-t-elle. Du reste, voyez : il a soufflé le cierge…
Elle rabat le drap sur mon visage…
Il me semble que le fracas de mon palpitant doit s’entendre à l’autre extrémité de Paris. Ça n’est heureusement qu’une illusion.
Dubois ne s’attache pas à ces détails insolites. Il marche en direction de la porte.
— J’ai à faire, dit-il. Vous recevrez les gens.
Et il part…
Anne-Marie retire un coin de drap, je la regarde. Elle est fraîche comme une savonnette. Elle sent bon et il y a dans son haleine toute l’ivresse des matins humides.
— Vous vous étiez endormi, je parie ? demande-t-elle.
— Oui…
— Un peu plus… Cessez de faire l’imbécile !
Elle en a de chouettes, la gosse d’amour ! Voilà que je fais l’imbécile à cette heure…
— Pourquoi n’avez-vous pas averti la police ? je demande.
— Parce que ça m’a été impossible ! Il me surveille… Je tiens à ma peau, figurez-vous… Ecoutez, restez calme.
Elle fronce le nez.
— Vous avez bu du whisky ?
— Oui…
— Charmant !
Quelle renaudeuse !
— Enfin, j’espère que les croque-morts ne s’apercevront de rien !
— Quoi !
— Ils vont venir… Pour… la mise en bière !
— Hein ?
— Il n’y a pas moyen d’éviter ça… S’ils s’aperçoivent que vous n’êtes pas mort, ils appelleront le docteur.
Son raisonnement corrobore le mien.
— Mais…
— Taisez-vous, le temps presse. Dubois est fou, j’ai compris enfin…
— Vous y avez mis le temps.
— Il se hâtera de vous expédier pour de bon, sous prétexte de vous soigner. Vous êtes sans forces…
— Sans la moindre ! Je me demande comment j’ai pu saisir la bouteille de whisky…
— Alors, vous voyez bien ? Bon, il faut que je vous dise : les types des Pompes vont venir de bonne heure… Vous vous laisserez mettre en bière… Sitôt qu’ils seront partis, je soulèverai le couvercle car je leur dirai de ne pas le visser à cause de la famille…
— Et alors ? réussis-je à bafouiller.
— Et alors, nous attendrons l’arrivée de vos collègues. Sitôt qu’ils seront là, j’en prendrai un à part et je lui raconterai la vérité !
— Pourquoi attendre ? Vous n’avez qu’à téléphoner.
— Impossible, il a débranché…
— Mais…
— Comprenez qu’il ne me quitte pas. Une fausse manœuvre et nous y passons tous les deux !
— Bon !
— Vous m’avez bien saisie ?
— Oui…
— Alors soyez courageux…
Elle remet le drap et sort.
Quelle gymnastique !
Elle ne ment pas en assurant que Dubois la surveille. A peine est-elle hors de la chambre que Dubois l’interpelle.
— Que faisiez-vous, Anne-Marie ?
— Je mettais un peu d’ordre…
— Venez par ici !
Un claquement de porte, le silence retombe… Quand sortirai-je de ce cloaque invraisemblable ? Lorsque tout sera terminé, ce sont mes nerfs qu’il faudra soigner… Ah ! bon Dieu ! vivement la Côte d’Azur, son soleil, sa mer bleu lavande après un pareil voyage au pays de la nuit !
Je perçois un coup de sonnette…
Si au moins mes potes avaient la bonne idée de se la radiner avant la maison Borniol ! Un petit séjour dans un coffret de chêne ne m’intéresse pas. C’est suffisant comme ça…
Manque de bol, ce sont les deux gars de la veille. Un choc sourd m’avertit qu’ils apportent la bonbonnière ! Une doucereuse odeur de bois frais me caresse le sens olfactif.
— On va poser le pardosse sur le plancher, décrète le plus autoritaire, celui qui lit l’Huma.
— T’as raison, approuve son pote, ce sera plus commode pour la mise en boîte, surtout qu’il a l’air lourd, le copain !
Anne-Marie se pointe.
— Messieurs, fait-elle, je suis l’assistante du docteur, puis-je vous aider ?
— Pas besoin, ma petite dame, affirment les compères. C’est notre turbin… Vous allez voir, on va l’empaqueter au poil, ce grand garçon !
Je ne sais pas ce qu’ils bricolent… Sans doute préparent-ils ma couche définitive… Je sens que je vais hurler. Ça me saisit tout d’un coup… Ma raison chavire. C’en est trop ! Tant pis pour ce qui arrivera… Je gueulerai tant que je pourrai… Oui mais, il y a Dubois, très près, avec sa putain de seringue et son sang-froid de meurtrier… Il me blousera…
— Tu vas lui choper les flûtes, dit le lecteur de L’Huma… Moi, je me charge de l’en-haut…
Je me raidis au maximum. Je serre les dents, je garde mes bras plaqués contre mon corps…
Je suis saisi à travers le drap… Celui qui me prend par les épaules m’arrache littéralement le bras du corps et la douleur est telle que je vais hurler ou m’évanouir. Un froid intense me bloque le cœur. Je sombre presque dans les pommes.
A cet instant le whisky absorbé cette nuit produit un fort gargouillement dans mon estomac. Je me dis que tout est foutu, mais non, les croque-macchabées se contentent de rire.
— Il laisse ses dernières volontés, dit le plus malin à Anne-Marie.
Sous moi, il y a un brusque contact dur. Ces manches pèsent sur mon plâtre qui ne veut pas rentrer dans le cercueil…
L’obscurité se refait. Ils ont mis le couvercle. Je perçois, lointaine, la petite voix mélodieuse d’Anne-Marie.
— Ne vissez pas le couvercle car sa famille va vouloir lui dire un suprême adieu…
— D’autant plus qu’il s’en va sans laisser d’adresse, rigole l’un des duettistes.
Ensuite, silence ! Re-silence ! Toutes les séquences se terminent de la même façon… Du noir, du silence…
J’étouffe un peu…
On soulève le cercueil et on le hisse sur quelque chose : probablement sur deux chaises !
Des pas lointains… Confus… Il fait chaud, là-dedans… Est-ce de l’autosuggestion, mais il me semble que ça pue le cadavre, comme si le cercueil avait déjà servi… Peut-être est-ce moi qui dégage cette sale odeur après tout. Quelle différence y a-t-il entre bibi et une vraie viande froide ? Pas beaucoup !
Je perçois la voix de Dubois… Une voix comme on en entend dans les rêves : irréelle, creuse…
Une voix qui fait mal et qu’on a pourtant peur de ne plus entendre…
— Comment, ils n’ont pas vissé le cercueil ?
— C’est moi qui leur ai demandé de…
— De quoi vous mêlez-vous ?
— C’est au cas où sa famille…
— Allez me chercher le tournevis qui se trouve dans le tiroir de mon bureau…
Hein ? Mande pardon, il y a maldonne. Là je ne joue plus ! Visser ! Mais c’est que j’étouffe, moi ! J’étouffe ! Je…
J’ai dû pousser une plainte, était-elle perceptible de l’extérieur ?
J’entends en même temps un coup de sonnette.
— Qu’est-ce que c’est ? crie Dubois.
— Le facteur, annonce Anne-Marie.
J’avais espéré que c’étaient mes collègues. Qu’est-ce qu’ils attendent, ces saligauds !
— J’y vais, dit Dubois.
La sonnerie se répercute dans mon être comme une volée de cloches.
Le facteur sonne mon glas à la porte d’entrée… Il sonne, il sonne, il…
Ça devient comme un monstrueux carillon… J’essaie de me soulever… Je n’en peux plus… Je hurle, mais ma voix n’est qu’un couinement ténu de souris en bas âge…
Je ne peux plus bouger, plus parler, plus respirer. L’horreur de ma situation me rend fou ! Anne-Marie doit bien comprendre que… Elle doit se dire que…
Au secours ! On m’arrache les poumons… Je sens des explosions dans ma tête.
Alors quoi, c’est ça, mourir ?
Ben merde, je rends mes billes… Elle a été idiote, Félicie, de se laisser cloquer un polichinelle par papa !